Quartier Saint-Paul – Centre d’Aide Solidaire – 22h17
Le trajet jusqu’au centre d’aide n’est pas long, mais la ville semble différente maintenant. Tout est plus clair, plus net, comme si mes nouveaux sens captaient des détails qui m’échappaient autrefois. Les lumières des réverbères me paraissent agressives, les sons plus précis, et par moments, je ressens des vagues de faim passagères en croisant certains passants.
Le centre d’aide se trouve dans un vieux bâtiment de pierre aux fenêtres blindées de grilles, visiblement pour éviter les intrusions nocturnes. Un grand panneau au-dessus de la porte indique “Accueil et Solidarité – Refuge Nocturne”.
Je m’approche et vois par les fenêtres un espace sobre mais bien entretenu. Quelques sans-abris sont assis sur des bancs, buvant du café ou mangeant une soupe distribuée par des bénévoles en gilet bleu.
Juste à l’entrée, une femme aux cheveux attachés discute avec un jeune homme en jogging. Elle paraît fatiguée mais sourit malgré tout. Elle porte une veste en jean et un badge plastifié autour du cou : “Amélie Rochefort – Coordinatrice”.
C’est elle.
Je vérifie les alentours avec prudence, cherchant à détecter une présence suspecte. Rien d’alarmant à première vue : des passants, quelques sans-abris regroupés près de l’entrée et deux bénévoles en train de ranger des caisses près d’une camionnette.
Ce qu’il faut, c’est attendre qu’elle soit enfin seule pour l’aborder, sans personne qui pourrait interférer.
J’ajuste ma capuche et attends patiemment qu’Amélie termine sa conversation. Elle parle quelques minutes avec le jeune en jogging, lui tapote l’épaule avant de lui donner un petit sac en papier. Il la remercie d’un sourire et s’éloigne rapidement dans la rue.
Amélie soupire, jette un regard à l’intérieur du centre, puis se frotte le visage comme si elle accusait la fatigue de la journée.
C’est le moment idéal.
Je m’approche et l’interpelle d’une voix basse mais distincte :
“Bonsoir. Excusez-moi, je cherche Vincent Morel. J’ai des informations importantes pour lui, mais je n’arrive pas à le joindre.”
Amélie fronce immédiatement les sourcils. Elle m’observe un instant, scrutant mon visage à moitié dissimulé sous ma capuche.
“Vincent ?” Elle marque une pause avant de croiser les bras. “Je… je ne sais pas où il est. Vous êtes un ami à lui ?”
Son ton est méfiant, mais aussi teinté d’inquiétude.
Avant de répondre, je regarde comment elle se comporte, ses gestes, pour savoir si elle sait quelque chose ou si elle essaie de dissimuler des informations.
Son langage corporel trahit son trouble : dès que Vincent est mentionné, son regard se détourne un instant, comme si elle réfléchissait à ce qu’elle devait dire ou non. Ses bras restent croisés, posture défensive, mais ses doigts tapotent légèrement son coude, signe d’un stress qu’elle tente de contenir.
J’enlève ma capuche pour qu’elle voit mon visage et je décide d’y aller au bluff :
« La capuche, c’est simplement parce qu’il fait vraiment froid ce soir. Je suis effectivement un ami à lui et j’ai cru comprendre grâce à d’autres contacts qu’il était potentiellement en danger.
Il faut que je le retrouve et vite, avant que d’autres personnes ne lui tombent dessus. Avant qu’il ne disparaisse, je l’ai senti préoccupé par quelque chose. »

Lorsqu’elle m’écoute parler, elle fronce encore plus les sourcils. Et puis, quand j’enlève ma capuche et me présente comme un ami, elle plisse les yeux, essayant visiblement de déterminer si elle peut me faire confiance.
« Il m’avait parlé de vous et m’avait dit que s’il lui arrivait quoi que ce soit, il fallait que je rentre en contact avec vous. Et donc me voilà.
Je pense, sans trop me tromper, que s’il avait à ce point confiance en vous, vous êtes l’une des seules personnes à qui il a pu donner certains éléments quant à l’endroit où il pourrait se trouver.
Si malheureusement ce n’était pas le cas, je pense que les personnes qui sont après lui auront un gros coup d’avance et ça sera plus compliqué voire impossible ensuite d’agir … »
Un long silence suit ma déclaration. Puis, elle soupire et jette un regard rapide autour d’elle avant de parler à voix basse :
“Bon… ok. Viens avec moi. Pas ici.”
Elle m’attrape doucement par le bras et m’entraîne vers une petite ruelle adjacente, éclairée seulement par la lumière jaunâtre d’un lampadaire défectueux.
Elle m’observe encore quelques secondes avant de dire :
“J’sais pas qui sont tes contacts, mais ils ont raison sur un point : Vincent avait peur. Il m’a dit qu’il était suivi, qu’il avait vu des types bizarres rôder autour de chez lui. Il pensait qu’il était en danger, et il m’a demandé de l’héberger quelques jours.”
Elle passe une main nerveuse dans ses cheveux.
“Mais il n’est jamais venu. La veille de son arrivée ici, il a disparu. Plus aucun message. Rien.”
Elle serre les dents, l’air frustré.
“J’ai été voir son appartement, j’ai frappé à sa porte plusieurs fois. Personne. Et j’ai eu un putain de mauvais pressentiment.”
Elle plonge son regard dans le mien.
“Si t’es vraiment son ami, alors t’as peut-être une chance de comprendre ce qui s’est passé. Mais j’vais être honnête : si Vincent a disparu, c’est pas pour une raison anodine. C’est du sérieux. Et j’veux pas que d’autres disparaissent à leur tour.”
Elle hésite, puis sort un trousseau de clés de la poche intérieure de sa veste. Elle retire une clé argentée et me la tend.
“C’est la clé de son appart. Il m’en avait laissé un double, au cas où. Si tu veux fouiller là-bas, fais gaffe. Je suis presque sûre qu’il n’y est plus… mais ça veut pas dire que personne d’autre ne t’attendra.”
J’écoute attentivement Amélie et lui pose quelques questions :
« Tu te souviens de la date de sa disparition ? C’était il y a combien de jours ? Lorsque tu es allée frapper chez lui, et que tu n’as pas eu de réponse, tu n’as rien remarqué d’anormal ? Un comportement suspect d’une personne qui t’aurait observé ou suivie ? J’imagine que tu n’es pas rentrée dans l’appartement à ce moment-là ? »
Je reprends un peu mon souffle après lui avoir posé autant de questions et je récupère la clé qu’elle me tend.
Amélie m’écoute en silence, hochant la tête à certaines de mes questions. Lorsqu’elle répond, sa voix est plus grave, presque murmure :
“C’était il y a quatre jours. Le soir où il devait arriver, j’ai attendu son message. Il n’a jamais écrit. Le lendemain matin, je suis passée devant son immeuble et j’ai vu que les volets de son appart étaient fermés.
Ça, c’était pas normal. Vincent a toujours laissé un peu de lumière filtrer, même la nuit. J’ai sonné, j’ai frappé, personne. Pas un bruit à l’intérieur.”
Même si je sais que ça risque de l’inquiéter, je préfère la mettre en garde et d’une certaine manière, tenter d’assurer ses arrières :
« Il se pourrait que tu sois également en danger. Fais attention à toi les prochains jours. Ce qu’on va faire, c’est que je vais te donner mon numéro de téléphone.
Si tu remarques quoi que ce soit de bizarre, tu m’appelles. Ou mieux, tu m’envoies un SMS rapide, sans trop de détails avec un lieu où on peut se retrouver. On ne sait jamais, si tu es sur écoute.
Si par contre, tu te sens vraiment en danger, essaie de t’isoler et appelle-moi de suite !
Si ça te va, je vais également enregistrer ton numéro et si jamais je retrouve Vincent, je te tiens au courant. Ca te va ? »
Je sors mon téléphone, lui dicte mon numéro tout doucement pour être le plus discret possible et j’attends qu’elle me donne le sien si elle accepte.
A chaque regard que je lui lance pour lui parler, j’en profite pour essayer de voir à quoi elle ressemble et de mémoriser son visage, si jamais je devais la recroiser, pour pouvoir la reconnaître.
Les traits de son visage sont tirés : des yeux noisette perçants, une mâchoire anguleuse, des cheveux châtains attachés en un chignon lâche. Elle a l’air fatiguée, nerveuse.
Elle fronce les sourcils, le regard lointain, comme si elle revivait la scène.
“Par contre… ouais. J’ai eu un sale pressentiment.”
Elle inspire profondément avant de continuer :
“Quand je suis partie, j’ai eu l’impression d’être suivie. J’ai pas pu voir qui c’était. J’ai pris un tram au hasard, puis un autre, avant de rentrer chez moi. J’ai pas dormi cette nuit-là. Depuis, je fais gaffe. Mais j’ai pas vu d’autre signe qu’on me surveille.”
Elle m’observe un instant, jaugeant visiblement mon sérieux, puis accepte mon numéro et me donne le sien en retour. Je le mémorise rapidement avant de le sauvegarder.
Puis elle reprend :
“Ok. Ça me va. Mais promets-moi un truc : si t’as des emmerdes là-bas, tu fous le camp. Pas de conneries, pas de héros. Vincent est peut-être déjà… enfin, tu vois.”
Elle détourne les yeux, visiblement inquiète.
« Ca marche, je te le promets.
Si je sens que ça craint trop sur place, je forcerai pas ma chance, et je tournerai les talons pour revenir plus tard, mieux préparé. Pas de soucis, on reste en contact. Merci, fais gaffe à toi aussi. »
Amélie jette un coup d’œil derrière elle avant de souffler :
“Bon… Je vais rentrer. On reste en contact. Fais gaffe à toi.”
Je lui fais signe de la main au moment où elle tourne les talons pour partir et je remets ma capuche. J’attends un peu pour être sûr qu’elle ne soit pas suivie jusqu’à ce qu’elle disparaisse de mon champ de vision.
J’observe Amélie s’éloigner. Elle marche d’un pas rapide mais ne semble pas trop nerveuse. Son regard balaie discrètement la rue, comme si elle suivait mon conseil et restait sur ses gardes.
Lorsqu’elle disparaît au coin d’une rue, j’attends encore quelques minutes, le regard scrutant les alentours.
Rien d’anormal.
Je prends alors la direction de l’immeuble de Vincent, tout en restant attentif à mon environnement. J’avance d’un pas naturel, évitant d’avoir l’air trop méfiant pour ne pas attirer l’attention, mais je repère chaque reflet dans les vitrines, chaque ombre trop statique à un carrefour.
En regardant mon téléphone, je vois qu’il est 22h48. Aucun message, aucun appel manqué. La nuit est bien avancée, mais pour moi, elle ne fait que commencer.
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